«Le Document de Montreux est plus que jamais en phase avec l’actualité»

Les entreprises militaires et de sécurité privées doivent s’assurer que les membres de leur personnel suivent une formation sur le droit international humanitaire et sur les droits de l’homme et qu’ils se soumettent à un contrôle de sécurité. Ce sont là quelques-unes des recommandations contenues dans le Document de Montreux, qui, depuis 15 ans, fournit aux États des orientations pour les aider à gérer leurs relations avec les entreprises militaires et de sécurité privées. Fruit d’une initiative conjointe lancée par la Suisse et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), ce document est l’expression d’un consensus entre les 59 actuels États participants, selon lequel le droit international s’applique aux entreprises militaires et de sécurité privées.

Gabriel Lüchinger parle, assis à une table. Installé sur une chaise à côté, Franz Perrez l’écoute.

Franz Perrez, chef de la Direction du droit international public (à droite), et Gabriel Lüchinger, chef de la division Sécurité internationale au sein du Secrétariat d’État du DFAE, font le bilan des 15 ans d’existence du Document de Montreux. © DFAE

Le Document de Montreux a été adopté il y a 15 ans dans la ville éponyme. Deux ans auparavant, la Suisse et le Comité international de la Croix-Rouge avaient lancé conjointement l’initiative dont il est le fruit. Pourquoi cette initiative?

Franz Perrez: À l’époque, on avait recensé plusieurs cas d’entreprises militaires et de sécurité privées qui n’avaient pas respecté le droit international humanitaire et les droits de l’homme. En 2007 l’exécution de civils irakiens par des membres de la société Blackwater sur la place Nisour à Bagdad avait par exemple beaucoup secoué l’opinion publique dans le monde entier. C’est pour cette raison, et à la lumière des défis à relever sur le plan humanitaire, que la Suisse et le CICR ont lancé cette initiative en 2008. L’objectif était d’encourager les États à adopter des réglementations nationales visant les entreprises militaires et de sécurité privées, afin de garantir un contrôle adéquat de leurs activités. 

Portrait de Franz Perrez
Franz Perrez, chef de la Direction du droit international public © DFAE

Il a fallu deux ans et demi pour que l’initiative aboutisse à l’adoption du Document de Montreux. Ce délai relativement court est-il le signe que l’absence de contrôle des entreprises militaires et de sécurité privées constituait alors un problème pour de nombreux États?

Franz Perrez: Pour la Suisse et le CICR, il était important qu’une solution pratique puisse être trouvée rapidement. On n’a donc pas cherché à conclure un traité international, mais plutôt à rédiger un document contribuant à empêcher que les entreprises militaires et de sécurité privées n’opèrent dans un vide juridique. Il s’agissait de proposer des mesures praticables ainsi que des bonnes pratiques, et de fournir un outil pour que les entreprises militaires et de sécurité privées respectent elles aussi le droit international humanitaire et les droits de l’homme dans le cadre de leurs opérations. Quelque 17 États ont planché sur la rédaction et la finalisation du document. Le fait qu’il s’agisse d’une initiative d’ordre humanitaire et technique a certainement contribué à ce que le document puisse être adopté dans un délai relativement court. En outre, le Document de Montreux n’a pas de caractère contraignant. Mais son adoption à Montreux en 2008 reflétait un grand besoin de réglementation dans ce domaine pour les États participants. 

Le document s’adresse en premier lieu aux États. Mais il contient aussi des parties pertinentes pour les entreprises militaires et de sécurité privées ainsi que pour leur personnel.

Concrètement, quelles sont les obligations des entreprises privées découlant du Document de Montreux?

Franz Perrez: Le document s’adresse en premier lieu aux États. Mais il contient aussi des parties pertinentes pour les entreprises militaires et de sécurité privées ainsi que pour leur personnel. Le Document de Montreux précise par exemple que ces entreprises ainsi que les membres de leur personnel doivent respecter le droit international humanitaire applicable et les droits de l’homme ainsi que le droit national pertinent.

En complément au Document de Montreux, le Code de conduite international des entreprises de sécurité privées (ICoC) du 9 novembre 2010, dont la Suisse a été l’un des promoteurs, s’adresse directement aux entreprises de sécurité privées. Ce code de conduite définit des normes et des standards pour la branche, sur la base du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Le code de conduite et le Document de Montreux se complètent mutuellement, même s’il s’agit de deux initiatives distinctes, dont les participants ne sont pas les mêmes.

Quelle partie du Document de Montreux concerne les bonnes pratiques et comment les États les mettent-ils en œuvre?

Gabriel Lüchinger: Consacrée aux bonnes pratiques, la deuxième partie du Document de Montreux a pour objet d’aider les États à adopter une conduite responsable dans leurs relations avec les entreprises militaires et de sécurité privées. Au nombre des bonnes pratiques, on compte notamment l’établissement d’un système d’autorisation et de contrôle, la définition d’exigences en matière de formation et de perfectionnement du personnel de sécurité, ou l’introduction de sanctions en cas d’infractions. Les mesures proposées visent notamment à aider les États à respecter leurs obligations en matière de droit international humanitaire et de droits de l’homme. 

 

Portrait de Gabriel Lüchinger
Gabriel Lüchinger, chef de la division Sécurité internationale du DFAE © DFAE

Les États ont pris des mesures différentes en fonction de leur propre système juridique, de leurs ressources et de la réglementation préexistante dans le domaine des entreprises militaires et de sécurité privées. En Suisse, la loi fédérale sur les prestations de sécurité privées fournies à l’étranger (LPSP) est entrée en vigueur en 2015. En vertu de cette loi, les entreprises qui souhaitent fournir des prestations de sécurité privées depuis la Suisse sont tenues de déclarer leur activité au préalable. La LPSP s’inspire fortement des bonnes pratiques proposées dans le Document de Montreux. 

Quelle est votre expérience en matière de mise en œuvre des bonnes pratiques et de la LPSP?

Gabriel Lüchinger: Mettre en œuvre de manière optimale de telles pratiques sous la forme d’une loi constitue un défi de taille. Avant la loi fédérale sur les prestations de sécurité privées fournies à l’étranger (LPSP) et son entrée en vigueur en 2015, nous avons déployé de gros efforts pour sensibiliser les entreprises concernées et préparer des outils de travail favorisant le respect des obligations légales par ces dernières.

Depuis 2015, les entreprises militaires et de sécurité privées sises en Suisse ont annoncé plus de 2500 prestations de sécurité privées effectuées à l’étranger.

Depuis 2015, plus de 2500 prestations de sécurité privées fournies à l’étranger depuis la Suisse ont été déclarées. Ces prestations couvrent un large éventail d’activités, allant de la protection de personnes aux activités de renseignement, en passant par le soutien logistique aux forces armées étrangères. Chaque déclaration est examinée individuellement. La procédure d’examen permet de contrôler la mise en œuvre d’une diligence raisonnable par l’entreprise et les personnes impliquées, et de clarifier la nature des prestations prévues. Selon la situation, des clarifications approfondies doivent être réalisées en collaboration avec d’autres services fédéraux. La décision d’autoriser ou non une activité prévue est prise compte tenu de l’ensemble des critères. L’art. 1 de la loi est déterminant à cet égard.

En mettant en vigueur cette loi, la Suisse a fait un pas important vers une meilleure réglementation des prestations de sécurité privées et joue ainsi pleinement son rôle de pionnier en la matière.

En 2010, soit deux ans après l’adoption du Document de Montreux, l’implantation d’une entreprise de sécurité privée en Suisse a donné lieu à de grandes discussions dans notre pays quant à l’obligation pour de telles entreprises d’obtenir une autorisation. Pourquoi de telles discussions alors que le Document de Montreux existait déjà?

Gabriel Lüchinger: C’est vrai, il s’agissait d’Aegis Defence Services, à l’époque l’une des plus grandes entreprises militaires et de sécurité privées au monde. L’entreprise britannique menait surtout des opérations en Irak et en Afghanistan sur mandat du ministère américain de la défense. 

Les entreprises actives dans des zones de crise et de conflit suscitent naturellement des regards critiques vis-à-vis de l’État dans lequel elles ont leur siège.

Les entreprises actives dans des zones de crise et de conflit suscitent naturellement des regards critiques vis-à-vis de l’État dans lequel elles ont leur siège. En l’occurrence, les activités d’Aegis Defence Services n’étaient en adéquation ni avec les objectifs de la Suisse en matière de politique étrangère, ni avec sa neutralité. Cependant, au moment de l’implantation, il n’existait pas encore de réglementation fédérale relative aux entreprises militaires et de sécurité privées actives dans des zones de crise ou de conflit. Jusque-là, la Suisse avait été en mesure de satisfaire à ses obligations internationales, qui figurent d’ailleurs également dans le Document de Montreux. L’implantation d’Aegis en Suisse et les discussions qu’elle a suscitées à l’époque ont donné une impulsion supplémentaire au processus qui a mené à l’entrée en vigueur de la loi fédérale sur les prestations de sécurité privées fournies à l’étranger (LPSP).

Quel impact le Document de Montreux a-t-il eu au cours des 15 dernières années? Quel bilan en tirez-vous? 

Franz Perrez: D’un point de vue quantitatif, le nombre d’États participants a triplé. En 2008, 17 pays avaient signé le Document de Montreux. Aujourd’hui, ce document est soutenu par 59 États et 3 organisations internationales. 

Le Document de Montreux a été élaboré par 17 États de différentes régions du monde, avec le soutien spécialisé de représentants des milieux industriels, d’experts universitaires et de membre d’organisations non gouvernementales.

Mais les chiffres ne sont pas tout. Le Document de Montreux a été élaboré par 17 États de différentes régions du monde, avec le soutien spécialisé de représentants des milieux industriels, d’experts universitaires et de membre d’organisations non gouvernementales. C’était la première fois qu’un document intergouvernemental compilait les principales obligations juridiques internationales en relation avec les entreprises militaires et de sécurité privées. Le texte a coupé court à l’idée, largement répandue à l’époque, que les entreprises militaires et de sécurité privées opéraient dans un vide juridique.

Comme nous l’avons déjà mentionné, le code de conduite international a suivi en 2010. Aujourd’hui, 126 entreprises militaires et de sécurité privées y adhèrent. Fondé en 2014, le Forum du Document de Montreux offre quant à lui une plate-forme de consultation informelle entre les participants au Document de Montreux.

À l’heure actuelle, 46 États participants disposent d’une loi spécifique sur la réglementation des entreprises militaires et de sécurité privées. Une étude a en outre conclu que la mise en œuvre nationale du Document de Montreux augmentait les chances que les obligations internationales soient respectées et favorisait ainsi la diminution de la violence contre les civils pendant les conflits et après la fin des hostilités.

Vous avez mentionné le Forum du Document de Montreux. À quoi sert-il?

Franz Perrez: Le forum a été fondé pour, in fine, améliorer les pratiques des entreprises militaires et de sécurité privées. Il est le fruit d’un premier bilan réalisé cinq ans après l’adoption du Document de Montreux. Les États participants souhaitaient cultiver un dialogue régulier sur les expériences, les bonnes pratiques et les défis liés à la réglementation des entreprises militaires et de sécurité privées.

Le Centre de Genève pour la gouvernance du secteur de la sécurité (DCAF) assure le secrétariat du forum. Il conseille de nombreux États en matière de réglementation des entreprises militaires et de sécurité privées, organise des ateliers multipartites, réalise des études en lien avec le Document de Montreux et élabore des outils pour mieux réglementer le secteur. Différents groupes d’intérêt peuvent bénéficier de ces précieuses ressources.

La réglementation de ce secteur a toujours été un sujet délicat, perméable aux différents événements qui l’influencent. Peut-être que le cas du groupe Wagner aura lui aussi un effet sur la question.

Avec le début de l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine, le groupe Wagner s’est retrouvé sous le feu des projecteurs. Les activités de cette société militaire et de sécurité privée ne remettent-elles pas en question la portée et l’efficacité du Document de Montreux?

Gabriel Lüchinger: Non, au contraire. Qu’il s’agisse de Blackwater ou du groupe Wagner, les entreprises militaires et de sécurité privées existent et agissent depuis des décennies. La réglementation de ce secteur a toujours été un sujet délicat, perméable aux différents événements qui l’influencent. Peut-être que le cas du groupe Wagner aura lui aussi un effet sur la question. De même, il faut tenir compte du large éventail d’activités de la branche. Quand on parle d’entreprises militaires et de sécurité privées, nombreux sont ceux qui pensent aujourd’hui au groupe Wagner. Pourtant, une grande partie des prestations de sécurité sont fournies par de petites entreprises locales. Dans maints pays, ces entreprises peuvent apporter une contribution utile à la sécurité, à condition bien sûr qu’elles soient encadrées par une réglementation adéquate.

La guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine a au moins l’avantage d’avoir remis au centre de l’attention publique le recours à des entreprises militaires et de sécurité privées dans les conflits qui agitent le monde. Il faudrait profiter de cette opportunité pour examiner l’état actuel de la réglementation en la matière, et renforcer le cadre, notamment au niveau national.

Quinze ans plus tard, en quoi le Document de Montreux est-il encore actuel? À votre avis, quels autres aspects des relations entre États et entreprises devraient être réglementées? Et comment le Forum du Document de Montreux peut-il faire avancer les discussions entre les pays sur ces questions?

Gabriel Lüchinger: Le Document de Montreux est plus que jamais en phase avec l’actualité. Les entreprises militaires et de sécurité privées opèrent parfois aux côtés de milices locales, d’unités gouvernementales, de groupes de volontaires ou d’autres organisations. Leur expansion est parfois liée à des doctrines d’intervention qui prévoient la mobilisation d’acteurs non étatiques dans la poursuite d’objectifs géopolitiques.

Les missions sensibles relevant de la sécurité publique sont aussi de plus en plus souvent confiées au secteur privé, par exemple dans le domaine de la protection des frontières. C’est notamment pour cette raison que le marché mondial de la sécurité privée ne cesse de prospérer. 

Franz Perrez: Ces nouveaux éléments doivent faire l’objet d’échanges menés dans le cadre du Forum du Document de Montreux. Les instances de régulation nationales doivent intensifier leur dialogue. Elles doivent échanger leurs points de vue sur les défis à relever et trouver des réponses et des pistes de solution communes. Le Forum du Document de Montreux constitue une excellente plate-forme à cet égard. 

Le DFAE se mobilise en faveur de normes encadrant les prestations de sécurité privés

Au sein du DFAE, plusieurs unités pilotent la mise en œuvre du document.

La Direction du droit international public a conduit les négociations qui ont abouti à l’adoption du Document de Montreux. Elle a convoqué les réunions de négociation et préparé les éléments de contenu en collaboration avec le CICR. La Direction du droit international public préside le Forum du Document de Montreux, également en collaboration avec le CICR.

Rattachée à la division Sécurité internationale, la section Contrôles à l’exportation et services de sécurité privés (CESP) est l’autorité chargée de mettre en œuvre la loi fédérale sur les prestations de sécurité privées fournies à l’étranger (LPSP) et de mener les procédures administratives qui y sont définies. Elle entretient des contacts avec les autorités compétentes, assure la communication avec la branche et publie des informations destinées au public.

La division Paix et droits de l’homme est compétente pour tout ce qui a trait au code de conduite international. Elle préside actuellement son comité directeur et encourage le dialogue entre les entreprises de sécurité privées, les États et les ONG.

La Direction du droit international public, la division Sécurité internationale et la division Paix et droits de l’homme du DFAE participent au dialogue international sur les normes nationales applicables aux entreprises militaires et de sécurité privées. Ainsi, le DFAE fait partie du groupe de travail de l’ONU chargé d’élaborer le contenu d’un cadre réglementaire international relatif aux activités de ce type d’entreprises.

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